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 Voilà, le temps est arrivé : il me faut vider sinon mes armoires, du moins mes tiroirs, en particulier celui dans lequel se sont accumulées au cours des années les hypothèses de travail ; tiroir parfois entr’ouvert afin de permettre au lecteur de se faire une idée de l’état de ma réflexion sur tel ou tel sujet particulier, mais vite refermé, trop vite peut-être[1], quand mon attention était tout entière requise pour des développements autres.

En tout état de cause, je n’aurai plus le temps désormais de reprendre chacune de ces différentes hypothèses et de leur appliquer le traitement approprié pour permettre leur validation, leur confirmation ou leur infirmation. Je les abandonne donc à mes amis et collègues, si du moins, dans leur diversité et leur disparité, elles leur paraissent dignes d’intérêt : à cette fin, j’indiquerai à chaque fois qu’il me sera possible le status questionis et les arguments dont le développement me paraîtra utile.  

C’est le moment de confesser que l’hypothèse a toujours exercé sur moi une véritable fascination. J’aime en particulier comme elle se forme, mobilisant ensemble les ressources de l’intellect et celles de l’intuition au travers d’une démarche investigatrice que j’ai en conséquence désignée « hypothético-intuitive », connue et pratiquée par de nombreux historiens : ainsi Alain Corbin, pour ne citer qu’un seul nom, nous encourage-t-il, dans son excellente « biographie impossible », ou mieux « évocation », de Louis-François Pinagot[2], à « procéder par induction, déduction, intuition »[3] afin de tirer le meilleur profit de « l’hypothèse aventureuse »[4] formulée en raison d’un déficit de la documentation. Au-delà des qualificatifs dont cette démarche est décorée, il convient évidemment d’en rappeler régulièrement la valeur heuristique : je ne doute pas que je serai amené à cette occasion à enfoncer plusieurs des portes ouvertes par les savants qui, depuis trois quarts de siècle, ont traité d’historiographie, d’épistémologie, d’historiologie, etc.[5]. Il serait vain de chercher à dissimuler, dans ce domaine comme dans beaucoup d’autres, mon ignorance, au demeurant avouée et assumée, sinon revendiquée.

C’est cependant, – depuis que l’Ecole pratique des hautes études a bien voulu m’autoriser, en m’accordant le titre d’élève diplômé de sa 4e section (Sciences historiques et philologiques), à en revêtir la blouse, la robe ou la toge, – la position de chercheur que je revendique avant tout, sans pour autant attacher trop d’importance à l’objet même de mes recherches, reprenant à Renan son jugement sur « les sciences historiques, petites sciences conjecturales qui se défont sans cesse après s’être faites, et qu’on négligera dans cent ans ».

 

André-Yves Bourgès



[1] Sabrina Granger, « Les oubliettes de la recherche ou ‘’l’effet tiroir’’ (‘’file drawer effect’’) », Bulletin des bibliothèques de France (25 mai 2021), https://bbf.enssib.fr/matieres-a-penser/les-oubliettes-de-la-recherche-ou-l-effet-tiroir-file-drawer-effect-faire-passer-les-resultats-negatifs-de-l-ombre-a-la-lumiere_70065 (consulté le 30 juillet 2022).

[2] Alain Corbin, Le monde retrouvé de Louis-François Pinagot. Sur les traces d’un inconnu (1798-1876), Paris, 1998 ; ² Paris, 2016, p. 317.

[3] Ibidem, p. 279. C’est moi qui souligne le terme intuition, choisi par Corbin de préférence à celui d’abduction traditionnellement associé à induction et déduction.

[4] Ibid., p. 51.

[5] On se reportera en dernier lieu aux différents travaux de Christian Delacroix, François Dosse et Patrick Garcia, ou publiés sous leur direction.